M poko ap bay, est la deuxième chanson sortie par la formation KLASS durant le mois d’Avril 2023, après Lanmou n kidnape pour ne pas dire avant 1 life to live…Eh Ah. Interprétée par Cadelouse Pierre dit Cadoue, cette chanson s’identifie dans une quête de vérité sentimentale.
L’amour figure parmi les thèmes les plus traités dans l’histoire de la littérature/l’art mondial. Qu’est-ce qui peut expliquer cet engouement? En attentant que les réponses jaillissent, il faut dire que c’est aussi le thème le plus abordé dans la musique haïtienne surtout le Konpa. Philosophes, critiques d’art et littéraires, historiens de l’art, etc.. ne cessent d’approcher ce terme dans les œuvres des artistes pour essayer de dégager certaines compréhensions. Ici, notre dialogue se porte sur une chanson de la formation KLASS, car, à nos yeux, elle est intéressante à double niveau: elle consiste à montrer la problématique du sexe dans toute relation à dessein sentimentale, et elle entend aussi questionner ce que c’est la vérité en amour.
Comme le dit Alain Badiou, l’amour est «une procédure de vérité» pour ainsi dire c’est «la construction d’une vérité sur les deux» ou commune. Il se base sur la confiance vis-à-vis de l’autre car l’amour c’est l’imprévu, l’inconnu. Qui pis est, la déclaration d’amour présuppose quelque chose qui reste à construire, à démontrer, d’apparaître. La rencontre amoureuse peut-être comprise comme un moment créateur et déclencheur d’une vie nouvelle, des existences.
En amour comme en toute autre chose, tout commence par un désir. C’est comme l’avatar qui dira que dieu est né d’un désir. L’univers est né du désir de dieu. Mais ce n’est pas n’importe quel désir: un désir qui est appelé à durer dans le temps comme celui de l’amoureux. C’est en ce sens que la chanteuse, avec sa voix innocente, se méfie de son partenaire. Elle est méfiante parce qu’elle veut que ce désir puisse combattre la métrique finie du temps-conscient. S’agit t-il d’un trauma? Ce qui est sûr, comme tout nourrisson qui a fait de l’expérience du feu par la manipulation et devient crédule même à distance dans la logique «voir c’est toucher à distance», Cadelouse Pierre dit Cadoue a peur de l’inconnu. Elle a peur de s’aventurer, et pour pallier cette peur, elle cherche des garantis, des avantages partagés, des informations complémentaires.
En effet, l’artiste pose son contrat d’acte sexuel. Elle n’est pas loin du philosophe Kierkegaard qui définit l’existence en trois étapes, celui de l’esthétique (l’érotisme, la séduction), l’éthique (l’amour véritable et du sérieux) et l’étape suprême ou religieux qui débouchera sur l’union sacrée de deux êtres par le mariage. Celui-ci est un contrat unificateur qui couronne l’amour pour ainsi dire il est «le théâtre de cette transformation». C’est en ce sens que Cadelouse Pierre fait preuve de retenue avant de partager son corps. Ce partage corporel qui doit amener cet amour au stade suprême de l’existence, de l’engagement en passant par la séduction et le sérieux.
M poko ap bay
M poko konfòtab
Sa démarche s’inscrit dans une forme de «morale pessimiste», en ce sens que le point culminant d’une relation amoureuse serait l’acte sexuel. C’est le point de non-retour ou le terminus de l’aventure amoureuse. Ce qu’elle cherche, c’est avant tout l’amour et non pas un moment de jouissances corporelles avec un partenaire dont le corps, la forme physique lui active ses pulsions sexuelles pour une nuit. Cadoue veut que ça dure car «l’amour est aussi le «dur désir de durer»». En d’autres termes, elle se réclame de cette conception de l’amour qui est celle d’un désir qui dure, qui perpétue même après l’acte sexuel. Ceci dit, le désir sexuel n’est qu’un élément dans cet ensemble que forme l’amour. Il est un moyen et non pas la finalité.
Partager son corps, son intimité, c’est partager une partie de son âme. La chanteuse veut se débarrasser de toute inquiétude. De tout futur destructeur! Ses seuls recours sont la patience et la privation du sexe à son partenaire. En se faisant, Cadelouse Pierre n’est pas trop loin de la morale et de l’éthique chrétienne. Elle érige des interdits pour orienter son désir pulsionnel sexuel. Délibérément, elle crée des hiatus en attente de ce qu’elle souhaite vivre et partager. Ce qui n’est autre qu’un engagement éternel. René Schérer dira, dans ce cas, supprimer le mariage et il n’y aura plus d’infidélité ou de cœur brisé.
Cadoue cherche l’amour. Elle veut qu’il soit réciproque. Comme Amir Haddad qui chante, elle veux que ça dure longtemps. Si la distance peut mesurer le poid d’une relation amoureuse, l’acte sexuel, lui-même, doit réinventer l’amour à chaque fois et non pas un moyen pour faire souffrir l’autre. Cependant, Cadelouse doit faire face à ce dilemme: entre l’envie de partager son corps, son intimité qui pourrait être débouchée sur un échec sentimental et l’envie de voir durer sa relation. C’est un conflit entre le désir et la raison.
Tout kò mwen di yes
M anvi bobo w
Menm bagay la di yes
Men bouch mwen di non
Ce qu’on peut comprendre à la lumière des éthologues, les animaux fixés dans leurs pulsions primaires coïtent afin de reproduire, tandis que l’homme coïtent soit pour le plaisir ou pour la reproduction. C’est l’effet de la culture. Qu’il soit pour le plaisir ou qu’il soit pour la reproduction, Cadoue veut que ça dure. Elle veut construire une relation avec l’être aimé pour qu’il n’y ait pas de différence entre lui et ce dernier. L’unité absolue. L’on se souvient de l’origine mythique de l’amour chez Platon, l’androgyne, pour montrer la dimension spirituelle de deux êtres qui s’aiment. Deux êtres dans un seul corps.
Cette relation qui a débuté avec le fameux « «je t’aime» qui scelle l’événement de la rencontre, elle est fondamentale, elle engage. Mais livrer son corps, se déshabiller, être nu (e) pour l’autre, accomplir les gestes immémoriaux, renoncer à toute pudeur, crier, toute cette entrée en scène du corps vaut preuve d’un abandon à l’amour.» Moyennant avant de s’abandonner complètement pour devenir une chair unique, Cadelouse veut des garantis sinon elle s’efforcera de vivre un amour platonique, la contemplation du beau corps, sans le sexuel. Ainsi Cadoue met à l’épreuve la sincérité de son partenaire puisque dans sa compréhension, stéréotypée en quelque sorte, c’est à l’aune de la privation du sexe qu’on sonde une relation sentimentale. Elle cherche la certitude démonstrative.
L’amour est de l’ordre irrationnel. Il est émotion. Il est aussi construction. C’est pour l’une des raisons, toute personne, amoureuse soit-elle veut entendre et vivre la vérité de la bouche de sa personne aimée. Une vérité qui assure et non celle qui dérange. Une vérité qui donne de l’espérance sur l’avenir. Dans notre cas, il n’y a pas encore de commun accord entre les personnes mais de la ruse. C’est en ce sens que cette chanson M poko ap bay n’est pas une composition sentimentale. Le compositeur prend l’amour comme toile de fond pour montrer les potentielles démarches fallacieuses de l’un et les stratégies d’atermoiements de l’autre.
Si Cadelouse veut vivre une relation durable qui sera plus tard consommée par le sexe, par la jouissance charnelle, son soi-disant amant, de son coté, veut la baratiner pour arriver à ses fins qui sont surtout sexuels, sans le sérieux ou d’un engagement dans la durée. C’est un amour impossible. Ils ne sont pas sur la même fréquence sentimentale voire de créer un foyer psychique sentimentale. Cette relation n’est pas garantie. C’est pour cela que le philosophe-amant déclare: «le sexuel ne conjoint pas, il sépare. […]. Dans l’amour, en revanche, la médiation de l’autre vaut pour elle-même. C’est cela, la rencontre amoureuse: vous partez à l’assaut de l’autre, afin de le faire exister avec vous, tel qu’il est. Il s’agit d’une conception beaucoup plus profonde que la conception tout à fait banale selon laquelle l’amour ne serait qu’une peinture imaginaire sur le réel du sexe.» Le sexe sépare parce qu’il est de l’ordre de la jouissance de soi mais l’amour «s’adresse avec l’ être même de l’autre.»
En somme, l’amour est un espace de vérité commune. Il consiste «à fixer le hasard sur la durée» par l’acte d’engagement qui est parti d’un regard, d’un je t’aime, d’un clin d’oeil, d’une rencontre fortuite. Dans cette «scène des deux» le progrès sentimental dépend du respect de la vérité. De la confiance. Le stade fusionnel en amour ne saurait effectif sans l’accomplissement des sacrifices. En ce sens que nul ne peut être amoureux sans se dépouiller de soi-même pour penser en UN et non pas en DEUX. L’amour doit partir du stade de l’inconnu pour arriver à celui de la complicité. Cadoue le dit si bien: «Mwen jis bezwen asirans/ ke w pa sou rans.» Qu’est-ce que l’amour? C’est un contrat égalitaire entre deux personnes qui part de l’idée de ne pas concevoir sa vie sans l’autre.
Orso Antonio DORELUS
Historien de l’art et Esthéticien
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